Brouillage GNSS, une arme à double tranchant

Les constellations GNSS (Global Navigation Satellite System) permettent, à partir de satellites évoluant à 35 000 km d’altitude, de connaître sa position et son altitude partout sur le globe. Outre les très nombreuses applications civiles, elles sont également intensément utilisées par les militaires et leurs systèmes d’armes (aéronefs, navires, véhicules, missiles, bombes, obus…). C’est assez logiquement que l’on observe des brouillages de ces constellations sur toutes les zones qui voient s’affronter des armées correctement équipées. Bien que le brouillage des GNSS ne soit ni permanent, ni généralisé, les forces russes l’utilisent donc de manière régulière, et pas seulement en Ukraine. La réception des signaux GPS des frontières occidentales de la Russie (Finlande, Norvège, Pays Baltes) est aussi périodiquement perturbée, ce qui a, notamment, un impact sur l’activité aérienne civile. Ce brouillage peut être une mesure de protection préventive (pour faire face à une hypothétique attaque de missiles de croisière venant de l’Occident) mais il peut aussi perturber les exercices militaires de l’OTAN.

Intérêt et limites

Interception des brouillages GNSS en Ukraine effectués par HawkEye360

En Ukraine, le brouillage des signaux GPS présente un intérêt limité ; les drones civils utilisés par les deux parties exploitent généralement 2 ou 3 constellations de GNSS différentes pour se localiser (GPS, GALILEO et GLONASS essentiellement). A noter que ce brouillage handicape principalement les drones multicoptères. Les drones à voilure fixe, stables aérodynamiquement, sont moins dépendants du signal GNSS pour assurer leur propre stabilité, cela peut cependant les gêner pour assurer leur mission avec précision.

Ainsi, pour obtenir un effet réel, il est impératif de brouiller l’ensemble des constellations de positionnement par satellite, dont le système GLONASS utilisé par les forces russes. En conséquence, une utilisation généralisée et constante du brouillage GNSS serait contre-productive en Ukraine car il handicaperait les deux parties. Les Ukrainiens utilisant également le brouillage GNSS de manière préventive afin de protéger certaines de leurs bases. Il est très facile de se procurer des  brouilleurs multi-constellations sur internet[1].

C’est ainsi que l’on a pu voir certains missiles russes manquer leurs cibles de quelques mètres. Les missiles avaient probablement été soumis à un brouillage de leurs systèmes de localisation par satellite et leur navigation s’était poursuivie grâce à leur centrale inertielle mais au prix d’une perte de précision, variable suivant la durée de vol pendant laquelle le missile a évolué sans recalage GNSS.

Il semble d’ailleurs que ce type de brouillage a été anticipé par les forces russes. Les forces de sécurité ukrainiennes ont trouvé, sur certains sites stratégiques, des balises de radiolocalisation[2] déposées par des unités infiltrées russes afin de guider avec précision les missiles, même en ambiance de brouillage.

Type de balises de localisation trouvées sur certains sites ukrainiens sensibles

Résilience au brouillage GNSS

Le brouillage des signaux GNSS par les Ukrainiens, et probablement plus particulièrement du GLONASS, est aussi ce qui peut expliquer que des récepteurs GNSS civils de marque GARMIN aient été retrouvés dans les cockpits d’avions russes abattus. Non pas que leurs systèmes soient de si « piètre qualité », comme on peut le lire dans certains articles[3], mais il s’agit tout simplement une précaution afin d’assurer une redondance en cas de brouillage du réseau de positionnement GLONASS.

Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté. Cette prudence a déjà été observée en Syrie car les récepteurs civils, à la différence des équipements militaires, ont l’avantage d’utiliser plusieurs constellations GNSS (GPS, GLONASS, GALILEO, QZSS… ), les rendant ainis non seulement beaucoup plus résilients mais aussi plus précis que le seul GLONASS.

SU-34 équipé d’un récepteur GNSS de gamme civile

Consciente de la vulnérabilité des constellations GNSS et voulant délibérément être en mesure de s’en affranchir lors de ses opérations militaires, la Russie utilise également son système de navigation Chayka. C’est la version russe du réseau radiofréquence hyperbolique Loran (Long Range Navigation) ou encore OMEGA dont le principe a été imaginé aux USA en 1940. Le système OMEGA a été arrêté en septembre 1997 (il a été utilisé jusqu’au dernier moment sur les Nord 262E de la Marine Nationale). Avec l’avènement de la navigation par satellite (aussi souple d’emploi que précise), le Loran a été abandonné et démantelé au début des années 2000.

Ce type de système de navigation radiofréquence hyperbolique ne permet pas une grande précision de navigation (20 m environ) mais il est bien plus difficile à brouiller et reste insensible à toute forme d’attaque informatique en raison de son mode de fonctionnement analogique. Il est donc particulièrement résilient.

Dans tous les cas, l’armée russe ne serait pas démunie en terme de navigation, même si l’ensemble des systèmes GNSS devaient être inutilisables, mais ce serait au prix d’une sensible perte de précision. Il faut retenir qu’en cas de brouillage généralisé des systèmes de navigation par satellite, toutes les armes guidées par GNSS (missiles de croisière, bombes, obus, roquettes) ne deviendraient guère plus précises que celles non guidées. Dans une telle situation, l’utilisation de calculateurs de bombardement ou de calculateurs balistiques d’artillerie classique associés à des munitions non guidées deviendrait, au final, tout aussi efficace que l’emploi de ces munitions dotées de moyens de navigation devenus inutilisables. Enfin, il faut aussi préciser que les systèmes de navigation radiofréquence hyperbolique sont, en raison des fréquences utilisées et du type d’antenne utilisée, beaucoup plus encombrants que les récepteurs GNSS. Ce qui les rend difficilement embarquables sur des missiles, des roquettes ou des obus.

Couverture géographique du système de navigation parabolique russe Chayka

Le brouillage des GNSS est facile à réaliser et ne nécessite pas de gros moyens mais, comme toute action de déni de service, en priver l’adversaire, c’est aussi s’en priver soi-même. Il convient alors de bien doser l’emploi afin de ne pas avoir à en subir davantage d’inconvénients que l’ennemi. Dans le cas de la guerre en Ukraine, le brouillage GNSS n’a, pour le moment, qu’un intérêt limité pour les Russes.

Au final, l’armée ukrainienne reste encore aujourd’hui assez peu dépendante de la navigation par satellite, en dehors de l’utilisation des drones. Elle ne dispose pas (encore ?) de beaucoup munitions guidées, ni de missiles de croisière, contrairement à la Russie et ce qui reste de son aviation en est réduit à agir essentiellement à très basse altitude au-dessus de son propre territoire. Dans ce contexte, le brouillage GNSS est plus une gêne qu’un avantage pour les forces russes. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ne soit que modérément utilisé. Une situation évidemment susceptible d’évoluer si les Occidentaux décidaient de fournir en nombre des obus ou des roquettes guidées aux forces ukrainiennes dans le cadre des livraisons de systèmes d’artillerie et de lance-roquettes multiples.

A contrario, on comprend l’intérêt de priver tout le monde de la navigation par satellite si ceux qu’on affronte en sont très dépendants, comme les armées occidentales, très friandes des armes de précision. On retiendra que les forces russes ont anticipé la nécessité de devoir opérer sans GNSS en disposant d’un système, certes beaucoup moins précis mais particulièrement résilient, de navigation radiofréquence hyperbolique. Contre les armées occidentales, la Russie aurait ainsi la possibilité de neutraliser l’emploi de beaucoup de munitions guidées, celles reposant sur le guidage GNSS, et de se mettre ainsi sur un pied d’égalité malgré sa large utilisation de munitions classiques qui gardent un avantage, celui d’être beaucoup moins chères et bien plus simples à produire.


[1] https://korii.slate.fr/tech/ukraine-recepteurs-gps-basiques-retrouves-scotches-tableau-bord-su-34-russes-abattus-souvenirs-porte-cles

[2] https://www.golden-trade.com/cnt/gt20/brouilleur-gps-portatif-a-6-bandes-portatif-gps-l1-l2-l3-l4-l5-et-glonass-l1-l2-443812-ann.html

[3] https://t.me/spravdi/589