Drones 1,  croiseur 0

Dans la nuit du 14 avril 2022, le croiseur russe lance-missiles Moskva a été lourdement endommagé. Il coulera quelques heures plus tard des suites de ses avaries. Le Moskva est le premier croiseur de la classe SLAVA (son nom d’origine). Il a été mis en service au début des années 1980 et a été légèrement modernisé en 2018 mais ses systèmes d’armes et ses capteurs sont restés d’origine. Il a été initialement conçu pour l’attaque des groupes aéronavals américains grâce à ses 16 énormes missiles (plus de 5 tonnes)  supersoniques P-1000 « Vulcain » d’une portée de 550 km. Dans le cadre la guerre en Ukraine, le croiseur était utilisé, grâce à ses deux puissants radars de veille aérienne tridimensionnels MR-800 « TOP PAIR » (275 km de portée) et MR-710 « TOP STEER » (150 km de portée), en tant que « piquet radar » afin de donner à l’armée russe une situation aérienne sur le sud du pays ainsi que sur une bonne partie du sud de la mer Noire. Afin de voir le plus loin possible au-dessus du territoire ukrainien, il se situait à une petite centaine de kilomètres des côtes ukrainiennes, non loin de l’île aux Serpents, assez à l’ouest afin de compléter la surveillance assurée par les radars de veille situés en Crimée. Il faisait donc des « ronds dans l’eau » toujours sur la même zone. En effet, les deux avions radar A-50 déployés en Biélorussie ne rentrent pas dans l’espace ukrainien et n’ont qu’une vue limitée de la situation aérienne au-dessus de l’Ukraine. Le navire assurait aussi, grâce à son système S-300F (SA-N-6), la défense anti-aérienne du groupe de six bâtiments de combat dont il faisait partie.

Profil du croiseur MOSKVA

Les évènements

Dans la nuit du 13 au 14 avril 2022, le navire aurait été touché par 2 missiles antinavires ukrainiens P-360 « Neptune » tirés depuis une batterie côtière, entraînant un incendie puis sa perte définitive lors d’une tentative de remorquage quelques heures plus tard. Le missile « Neptune » est une version ukrainienne du missile russe KH-35 (SS-N-25), entré en service en 2003, aux performances similaires à l’AGM-84 Harpoon américain. C’est donc un missile antinavires subsonique à vol rasant, à navigation inertielle et, en final, guidé par un autodirecteur radar.

Batterie de missiles antinavires P-360 « Neptune »

Lors de l’attaque du 13 avril, la désignation d’objectif (coordonnées du navire transmises aux missiles) aurait été établie grâce à des drones TB-2, c’est maintenant confirmé, sur la base de renseignements amont fournis par Washington dont les avions et drones parcourent les abords de la zone en permanence -présence d’un P-8 Poseidon US de patrouille maritime au sud de la mer Noire au moment de l’attaque-. Les conditions météorologiques étaient à l’orage, avec une mer formée (creux de 1 à 1,5m), ce qui est défavorable à la détection radar. La nébulosité et l’électricité statique de l’air dégradent plus ou moins fortement les capacités de détection.

Dans ces conditions, il ne serait pas surprenant que les radars n’aient même pas détecté les drones TB-2 si ceux-ci sont restés à plusieurs dizaines de kilomètres du groupe de navires. A noter que, lorsque les conditions de mer sont très dégradées, ce qui n’était pas le cas ici, cela oblige parfois à stopper la rotation des radars car les contraintes mécaniques deviennent trop fortes. Une mer formée augmente aussi considérablement le « Clutter » de mer (bruit radar généré par les vagues), ce qui dégrade les capacités de détection à basse altitude. L’état de la mer a donc mécaniquement encore retardé la détection des missiles qui volaient, au moins sur les derniers kilomètres, proches des vagues, probablement à moins de 5 m d’altitude au vu des impacts sur la coque. En l’occurence, si les missiles ont pu être détectés par les radars, c’est à quelques kilomètres seulement du navire, ne laissant alors que quelques secondes à l’équipage pour réagir. Seulement, il est probable que les canons de protection rapprochée AK-630 n’aient pu ouvrir le feu car les radars de conduite de tir associés MR-123 « BASS TILT » ont eu aussi, compte tenu de leur âge, toutes les difficultés à extraire les missiles du retour de mer. Dans tous les cas, ce navire ne disposait d’aucun autre système anti-aérien en mesure d’intercepter en courte portée des missiles rasants. Sa protection courte portée n’était assurée que par deux SA-N-4, version navale des antiques 9K33 OSA (SA-8) qui datent du début des années 1970 et sont incapables d’engager une cible volant à moins de 25 m d’altitude.

Difficile de savoir si la suite de guerre électronique du croiseur a pu détecter les autodirecteurs des missiles, les conditions de propagation étant aussi dégradées pour l’interception des signaux.

En tout cas, le tir de leurres électromagnétiques, utilisé seul, est souvent inefficace avec des navires de cette taille tant leur signature radar est importante. Une action de brouillage réflexe isolée n’aurait également été d’aucune utilité, voire contre-productive, les missiles étant, depuis les années 1970-1980, tous pourvus de la fonction « poursuite sur brouilleur ». Cette fonction permet aux missiles brouillés de passer en mode passif et de remonter la source du brouillage. Les actions de brouillage et de leurrage ne peuvent avoir une efficacité que si elles sont parfaitement coordonnées, ce qui nécessite un temps de réaction suffisant pour mettre en place la procédure. Il est d’ailleurs à noter que les missiles ont touché tous les deux pratiquement au même endroit, juste en dessous de la position des brouilleurs, mais cela correspond également à la partie du navire ayant la plus forte signature radar…

Dans tous les cas, il semble aujourd’hui établi que les missiles aient fait but ce qui, compte tenu des conditions météorologiques et de l’ancienneté du système de combat, n’a rien de très surprenant.

Toutefois, il ne faut pas se méprendre, neutraliser une menace missile reste un exercice très difficile à l’issue toujours incertaine quelles que soient les conditions et la modernité du matériel. Comme toujours, c’est le temps de préavis donné par la détection qui est déterminant. Plus ce temps sera court et plus la probabilité de coup au but sera importante.

Croiseur Moskva ravagé par l’incendie consécutif à l’impact des 2 missiles

Drones et désignation d’objectif

Les missiles utilisés par les Ukrainiens ont une portée estimée de presque 300 km. C’est bien d’avoir des missiles qui portent loin mais encore faut-il savoir sur quoi les tirer, c’est la problématique de la désignation d’objectif [1]. Comment localiser une cible mobile située hors de portée visuelle et radar ? Jusqu’à présent ce rôle était dévolu à l’aviation (avions radars et appareils de patrouille maritime principalement) et aux sous-marins. Seulement l’allongement de la portée des systèmes surface/air (75 km dans le cas du S-300F du Moskva) et l’amélioration des systèmes sonar des navires font que s’approcher est de plus en plus risqué. Les Ukrainiens, pour combler leur déficit capacitaire ont eu l’idée d’utiliser des drones TB-2 qui ont à la fois l’autonomie nécessaire pour s’approcher suffisamment de la cible et ne sont pas trop précieux pour pouvoir être risqués face à la défense surface/air. C’est un rôle d’éclaireur pour lequel les drones seront de plus en plus utilisés. Leur fonction sera autant de surveiller l’espace maritime potentiellement occupé par l’ennemi que de désigner les cibles détectées aux systèmes d’armes des navires ou des batteries côtières. Si, jusqu’à présent, la portée maximale des missiles ennemis devait être relativisée par rapport à la capacité de reconnaissance associée, les drones changent la donne. Maintenant, n’importe quel drone, civil ou militaire, qui a une autonomie suffisante peut remplir cette tâche. On peut même envisager que des drones de plus faible autonomie, mis en œuvre à partir d’embarcations civiles (navires de pêche, boutres, cargos…), puissent mettre en œuvre ce type de vecteur, particulièrement difficile à détecter, sans que le bateau porteur n’ait de comportement suspect. Même si, dans leur grande majorité, les drones restent bien trop petits pour représenter une menace directe pour les navires militaires, le fait qu’ils soient utilisés pour de la désignation d’objectifs fait qu’ils représentent quand même un risque à ne pas négliger.

Dans ces conditions, face à des batteries côtières dont les missiles portent de plus en plus loin, s’approcher des côtes va devenir de plus en plus compliqué. Il ne suffira plus de détecter les avions, les hélicoptères ou les sous-marins, il faudra également être en mesure de détecter les drones avec un préavis suffisant, ce qui est loin d’être simple [2], alors qu’aujourd’hui les navires militaires sont encore largement démunis face à cette menace.

La perte d’un navire de combat lors d’un acte de guerre n’est pas quelque chose de très courant (une cinquantaine de navires ont été coulés par des missiles depuis 1943, hors exercices). La menace est d’ailleurs parfois un peu oubliée par les marines occidentales, trop confiantes envers leur technologie et trop habituées aux opérations militaires asymétriques où la menace contre les navires est très faible et limitée à des actions terroristes, comme ce qui est arrivé à l’USS Cole le 12 octobre 2000 dans le port d’Aden au Yémen.

Cet évènement est là pour rappeler à toutes les marines du monde que la menace contre les bâtiments de combat n’a pas disparu et que les navires, qu’ils soient récents ou non, restent vulnérables. Outre la neutralisation des missiles, qui reste compliquée dans tous les cas de figures (interception par un missile anti-missile, leurrage, brouillage…) surtout lorsque l’attaque en met en œuvre plusieurs, c’est la détection de la menace, avec un préavis suffisant, qui reste le point le plus délicat. Dans ce cadre, il faut maintenant aussi être en mesure de détecter les drones car leur présence peut être une indication sur le niveau de menaces qui plane sur une force navale.

[1] https://cf2r.org/rta/la-designation-dobjectif-un-defi-pour-le-renseignement/

[2] https://cf2r.org/rta/pourquoi-les-radars-ont-ils-des-difficultes-a-detecter-les-drones/