GERAN-2 : DÉFENSE UKRAINIENNE CONTRE L’ADAPTATION RUSSE
Selon une analyse statistique, en moyenne, seuls 13 à 14 % des Geran-2 atteignaient leur cible entre février et mai 2024, ce que les Russes ont jugé insuffisant malgré le volume d’engins déployés. En conséquence, ils ont travaillé à améliorer techniquement leurs drones et à adapter leurs doctrines d’emploi militaire.
Depuis septembre 2024, le taux de réussite des drones russe semble effectivement avoir progressé. De leur côté, les Ukrainiens font face à un défi croissant dans cette guerre technologique, alors que certaines limites structurelles commencent à apparaître dans leurs propres capacités de défense aérienne.
Les 3 niveaux de la défense ukrainienne
La stratégie de défense de l'Ukraine face aux drones russes Geran-2 repose sur trois niveaux de protection anti-drone, visant à limiter leur impact militaire autant que possible :
1. Le brouillage et le spoofing des signaux GNSS
Le premier niveau repose sur un large déploiement de brouillage GNSS et/ou de spoofing GNSS dès que les radars détectent l’approche de drones. Les zones de brouillage couvrent les différentes trajectoires possibles, souvent complexes, que ces drones peuvent emprunter. Cette technique se révèle efficace pour désorienter les drones Geran-2 et les éloigner de leurs cibles, mais elle présente des inconvénients.
Tout d'abord, ce brouillage perturbe également les signaux GNSS pour tous les utilisateurs civils et militaires. Si les particuliers peuvent percevoir cela comme une simple gêne (certains GPS affichant parfois des localisations erronées et éloignées, comme la Turquie), les convois logistiques peuvent rencontrer des difficultés à suivre des itinéraires sécurisés et praticables. Les unités d’artillerie et de drones militaires sont également impactées : elles peuvent se retrouver dans l’incapacité d’utiliser certains équipements (obus et roquettes guidées, drones) ou voir leur précision réduite.
Enfin, bien que le brouillage GNSS empêche certains drones de réussir leurs frappes, il n’en dispense pas pour autant les défenseurs de devoir abattre les engins restants, sauf si ceux-ci sont déroutés suffisamment loin, voire en arrivent à sortir du territoire ukrainien, comme cela arrive parfois. Cependant, il reste toujours une incertitude quant à l'efficacité du brouillage, car il est difficile de connaître la cible réellement visée par chaque drone. Il faut aussi noter que si un Geran-2 erre trop longtemps, il pourrait regagner le signal GNSS. Cette stratégie de brouillage GNSS reste donc surtout préventive, bien qu’efficace.
En outre, bien que le brouillage GNSS soit également utile contre les bombes planantes russes, il est souvent difficile de l’activer à temps pour ces armes. En effet, le délai entre la détection d’une bombe planante et son impact est généralement trop court pour engager les brouilleurs sur la zone. Par ailleurs, les radars ukrainiens ayant été éloignés de la ligne de front pour les préserver, la détection de ces bombes est d’autant retardée.
2.Les unités d’artillerie sol/air
Le deuxième niveau de la stratégie de défense de l’Ukraine contre les drones russes Geran-2 repose sur des unités d’artillerie sol/air déployées pour abattre les drones s'approchant de zones particulièrement sensibles.
Systèmes performants : Shilka et Guepard
Les systèmes les plus performants sont ceux équipés de radars, tels que le ZSU-23-4 Shilka ou les Guepard allemands.
Ces systèmes, bien adaptés pour détecter et détruire les drones militaires, offrent une couverture précise et une capacité de réaction rapide.
Limites des équipements classiques
Cependant, le nombre limité de ces équipements oblige la majorité des unités d’artillerie sol/air à se contenter de mitrailleuses de calibre 12,7 mm, 14,5 mm, et, de plus en plus souvent, de simples mitrailleuses de 7,62 mm.
Ces dernières manquent de puissance pour garantir la destruction des drones, surtout lorsqu'ils sont conçus pour résister à des tirs légers.
Difficultés opérationnelles : la nuit et en basse altitude
L’efficacité de ces mitrailleuses reste limitée, en particulier la nuit, où les tirs doivent souvent être orientés en fonction du bruit des drones et guidés à l’aide de projecteurs. Leur faible portée opérationnelle nécessite également un déploiement conséquent de ces unités pour protéger efficacement une zone.
Enfin, ces mitrailleuses ne peuvent viser que les drones volant à basse altitude, ce qui limite encore leur efficacité face aux drones plus sophistiqués ou opérant à des altitudes moyennes à élevées.
3.Les systèmes sol/air à base de missile
Le troisième et dernier niveau de protection contre les drones Geran-2 repose sur des systèmes sol/air à base de missiles, conçus pour neutraliser les drones représentant les menaces les plus élevées ou volant à des altitudes trop élevées pour être interceptés par l’artillerie classique.
Une réponse adaptée à l'altitude variable des drones
Les forces russes ajustent fréquemment l’altitude de vol de leurs drones en fonction des effets recherchés. Ces altitudes varient de 35-50 mètres à 4 000-5 000 mètres, obligeant les forces ukrainiennes à adapter constamment leurs tactiques et à déployer des systèmes sol/air spécifiques selon les conditions.
Utilisation d'hélicoptères et avions : une solution occasionnelle
Bien que moins fréquente, l’utilisation d’hélicoptères et d’avions permet également d’intercepter certains drones.
Toutefois, ces interventions, en dehors des chasseurs, sont limitées au combat diurne, car les capacités d’interception nocturnes de ces aéronefs restent insuffisantes.
Des résultats significatifs mais des effets collatéraux
L’ensemble de ces mesures a considérablement réduit l’impact militaire des drones russes Geran-2.
Cependant, ces succès opérationnels entraînent des dommages collatéraux:
- Les drones détruits ou endommagés retombent souvent en milieu urbain, causant des dégâts aux infrastructures civiles.
- Certains drones s’écrasent hors des frontières ukrainiennes, soulevant des questions auprès des pays voisins affectés.
Interrogations sur les causes des incidents transfrontaliers
Il est parfois difficile de déterminer si ces incidents sont intentionnels (éventuelles provocations russes), accidentels (liés aux brouillages GNSS ou erreurs de pilotage) ou simplement dus à des défaillances techniques.
Ces situations compliquent la gestion des relations avec les pays concernés et ajoutent une dimension diplomatique à cette guerre technologique.
Les adaptations russes : innovations technologiques et stratégiques
Face à l’efficacité croissante des contre-mesures ukrainiennes, notamment le brouillage GNSS, les forces russes ajustent régulièrement leurs tactiques et équipements pour maximiser l’efficacité
des drones Geran-2.
L'importance du GNSS dans la précision des frappes
Le brouillage des signaux GNSS est identifié comme l’un des principaux facteurs limitant l’efficacité des drones Geran-2. Bien que ces drones puissent échapper aux systèmes sol/air, leur incapacité à localiser précisément leurs cibles réduit considérablement leur impact militaire.
Évolution technologique des antennes GNSS : des Comet P8 au Kometa R8
- Antenne Comet P8 :
- Initialement, les Geran-2 étaient équipés du système Comet P8, doté de huit éléments d’antennes capables de recevoir les signaux GNSS GPS L1 et GLONASS L1.
- Le système offrait une meilleure protection contre les interférences latérales grâce à un faisceau rétréci orienté vers le haut.
- Introduction du Kometa R8 :
- Le Kometa R8 a été introduit pour combler les lacunes de la génération précédente.
- Capable de couvrir plusieurs bandes GNSS (L1, L2, L5), il offre une plus grande résilience au brouillage.
- Limite observée : lors des phases d’attaque en plongée, le faisceau étroit réduit la réception des signaux GNSS avec un angle d’incidence de 45°, entraînant une perte de précision dans les dernières secondes avant l’impact.
Vers une nouvelle génération : le système d’antenne Stena E8
Pour surmonter les limitations du Kometa R8, les ingénieurs russes travaillent sur l’intégration du Stena E8, un système innovant offrant :
- Configuration en cercle avec neuf antennes pour une couverture plus homogène.
- Pilotage du faisceau plus flexible, permettant un suivi GNSS efficace même lors des manœuvres complexes, comme les attaques en plongée.
- Compatibilité avec un plus large spectre de bandes GNSS, renforçant la résilience face aux brouillages multibandes.
Impact stratégique des adaptations russes
Ces innovations technologiques permettent :
- Une meilleure efficacité dans des conditions de brouillage intense.
- Une adaptation constante pour contourner les contre-mesures ukrainiennes, marquant une course technologique dans la guerre des drones.
Cependant, ces évolutions présentent des limites, notamment dans les phases critiques de vol, où des marges d’erreur subsistent, soulignant l’importance de continuer à innover.
D’autres options sont également à l’étude, comme l’antenne CRPA NUT16 AR16L à 16 éléments, qui fonctionne uniquement sur la fréquence L1, ou le système SENA-E9 à 12 antennes, spécialement conçu pour contrer le spoofing.
Ainsi, les Russes espèrent accroître considérablement la résilience des Geran-2 face aux brouillages, assurant une continuité de réception jusqu’à l’atteinte des objectifs.
Augmentation du nombre de drones déployés par la Russie
Selon le président ukrainien, la Russie aurait lancé dix fois plus de drones Geran-2 qu’à l’automne précédent. Pour le seul mois d’octobre 2024, pas moins de 2 023 engins de ce type ont été envoyés contre l'Ukraine, portant le total depuis le début de l’année à 6 987 drones. La production de Geran-2 a également augmenté, passant de 500 unités par mois au début de l’année à 600 par mois depuis août 2024, avec un objectif affiché de produire jusqu’à 6 000 drones d’ici la fin de l’année.
Cette hausse de production, bien qu’importante, ne suffit cependant pas à expliquer l'augmentation spectaculaire des attaques, qui dépassent désormais régulièrement la centaine de drones envoyés chaque nuit. Pour renforcer cette intensité, les forces russes ont introduit un nouveau modèle, les Gerbera, souvent qualifiés de « mini-Geran ».
Ces drones partagent des caractéristiques proches des Geran-2, bien qu’ils embarquent une charge militaire plus légère. Leur coût, inférieur à 10 000 dollars par unité, en fait une solution économique pour mener des offensives de saturation. Les Gerbera se déclinent en trois versions :
- Une version kamikaze pour les frappes directes.
- Une version dédiée à la guerre électronique, équipée de capteurs pour le renseignement.
- Une version leurre, dépourvue de charge militaire, utilisée pour saturer les défenses adverses.
L’utilisation combinée des Geran-2 et des Gerbera témoigne d’une évolution stratégique de la part de la Russie. En exploitant des drones moins coûteux et plus nombreux, tout en maintenant une pression constante avec les Geran-2, elle force les défenses ukrainiennes à mobiliser leurs ressources pour intercepter des cibles parfois non armées, augmentant ainsi l’usure des systèmes anti-aériens.
Les forces russes exploitent également des drones leurres de type Parody, extrêmement bon marché. Leur coût est estimé entre 1 000 et 1 300 dollars par unité, pour une autonomie de 600 km. Ces drones sont équipés d'une lentille de Luneberg, qui amplifie leur signature radar, les rendant plus visibles pour les systèmes de détection. Leur objectif est d’attirer l’attention de la défense anti-aérienne ukrainienne et d’épuiser ses ressources en déclenchant des tirs inutiles.
Même lorsqu’ils sont abattus par de l’artillerie anti-aérienne, qui coûte moins cher que des missiles, l’investissement dans ces leurres reste avantageux pour la Russie. À titre d’exemple, le coût d’un drone Parody équivaut à celui de :
- 10 obus de 30 mm.
- 20 obus de 23 mm.
- 160 cartouches de 12,7 mm.
Les drones Parody sont particulièrement efficaces car ils affichent des caractéristiques proches des drones d’attaque, notamment en termes de signature radar, vitesse, et altitude. Aux radars, ils sont quasiment indiscernables des véritables drones Geran-2, ce qui oblige les défenses ukrainiennes à les traiter comme des cibles sérieuses.
Parfois, les défenseurs parviennent à différencier les Parody grâce au son qu’ils émettent à courte distance. Cependant, dans la majorité des cas, il est impossible de discriminer les cibles sans engager des tirs, ce qui alourdit les coûts pour la défense ukrainienne.
On estime que les Parody représentent environ 50 % des drones lancés contre l’Ukraine, contribuant ainsi à des stratégies de saturation qui mettent les défenses anti-aériennes à rude épreuve.
Saturation de la défense sol/air ukrainienne
Depuis quelques semaines, les défenses anti-aériennes ukrainiennes semblent atteindre un point de saturation. Avec des systèmes de défense limités et des stocks de missiles sol-air réduits, le pourcentage de drones abattus est en baisse, peinant parfois à dépasser 50 %. Cependant, cela ne signifie pas nécessairement que les Geran-2 touchent davantage leurs cibles, car il reste difficile de mesurer l’impact réel du brouillage et du spoofing GNSS sur leur trajectoire et leur précision.
Il est possible que l’objectif principal de ces attaques ne soit pas tant la destruction ciblée que l'épuisement des systèmes de défense sol-air ukrainiens. En effet, depuis la fin de l’été, les vagues d’attaques russes par missiles de croisière se sont faites plus rares. Les frappes ont essentiellement été réalisées à l’aide de missiles balistiques comme les Iskander-M, KN-23 ou Kinzhal, qui, en raison de leur trajectoire haute altitude, sont peu affectés par le brouillage GNSS. Lorsqu'ils pourraient potentiellement être perturbés, c’est généralement trop près de l’impact pour que cela compromette significativement leur précision.
En revanche, les missiles de croisière classiques, tels que les Iskander-K, Kh-101 ou Kalibr, sont eux aussi susceptibles d’être gênés par les interférences sur les réseaux GNSS, bien qu’ils disposent de systèmes de guidage conçus pour fonctionner dans des environnements sans signal. Cette perturbation peut toutefois réduire leur précision en l’absence d’un autodirecteur capable de recaler la position de la cible avec précision.
Il reste donc difficile de déterminer si cette réduction de l’utilisation des missiles de croisière a simplement été due à une volonté de constituer des stocks pour des frappes massives lorsque la défense anti-aérienne ukrainienne sera jugée suffisamment affaiblie, ou si elle a reflété un besoin de temps pour améliorer les systèmes de guidage, en tenant compte des adaptations technologiques apportées aux drones. Cependant, il est certain que la production de ces missiles continue sans relâche.
Dans le conflit qui oppose la Russie et l'Ukraine, les défenses sol-air des deux camps sont mises à rude épreuve. Bien que les attaques ukrainiennes contre le territoire russe soient de moindre envergure, la Russie a établi un système de défense aérienne assez similaire à celui de l'Ukraine. La principale différence réside dans le fait que la Russie semble privilégier le spoofing sur les zones où elle est susceptible de subir les attaques de missiles ATACMS ou de SCALP/STORM SHADOWS, c’est-à-dire proches de l'Ukraine, tandis qu’un brouillage GNSS plus simple semble être appliqué dans la profondeur de son territoire où la menace relève essentiellement de drones missilisés qui peuvent difficilement se passer des signaux GNSS.
Face aux vagues incessantes de drones et de drones armés, les défenses anti-aériennes traditionnelles, basées sur des canons et des missiles, semblent de plus en plus dépassées. Chaque semaine, l'Ukraine et la Russie consomment des centaines de missiles anti-aériens, imposant un rythme de consommation difficile à soutenir pour les industriels comme pour les budgets. Dans ce contexte, le brouillage et le spoofing GNSS apparaissent comme des solutions préventives, plus économiques, bien qu’elles soient limitées par les contre-mesures déployées pour y résister.
L'épuisement progressif de la défense sol-air ukrainienne, aggravé par la redirection de personnel spécialisé vers des unités d'infanterie pour compenser les pertes, montre que cette guerre impose une adaptation constante des stratégies militaires. On peut alors s'interroger : une fois les protections technologiques contre le brouillage et le spoofing GNSS renforcées, sera-t-il encore possible de se défendre efficacement et à moindre coût contre ce type de vecteur ? Cette question se pose avec d'autant plus d'urgence pour les états-majors du monde entier. Les systèmes comme le Patriot, le SAMP-T, ou le S-400 sont, de par leur coût élevé, peu adaptés pour contrer cette menace proliférante, tandis que les missiles balistiques, semi-balistiques et hypersoniques restent une menace distincte mais également prioritaire.
Ainsi, il est possible que les missiles de croisière traditionnels soient, à l’avenir, remplacés par deux types d’armes : d'une part, des essaims de drones et de drones armés à faible coût destinés à saturer les défenses et détruire les cibles peu protégées, et d'autre part, des missiles balistiques et hypervéloces, difficiles et coûteux à intercepter, utilisés pour frapper des cibles stratégiques et/ou durcies.
[1] https://www.cerbair.com/articles/geran-2-du-missile-low-cost-a-la-munition-rodeuse
[2] https://isis-online.org/isis-reports/detail/update-alabugas-production-rate-of-shahed-136-drones
[3] https://www.cerbair.com/articles/brouillage-gnss-une-arme-a-double-tranchant
[4] https://web.telegram.org/a/#-1001694108014_363151
[5] https://www.twz.com/news-features/russia-firing-record-number-of-shahed-136s-at-ukraine
[6] https://www.drone-actu.fr/drone-militaire/gerbera-le-drone-militaire-low-cost
[7] https://english.nv.ua/nation/parody-russians-use-a-new-type-of-uav-to-imitate-the-shahed-what-is-known-50465488.html
[8] https://focus.ua/digital/676017-ataka-shahedov-kak-rf-vymatyvaet-pvo-intervyu-s-sergeem-fleshem